Quatrième nouvelle
Thaïlande
Au moment de la diffusion de l’annonce, Satsuki était plongée dans ses pensées. Elle ne comprit pas tout de suite le sens des syllabes que le steward thaïlandais prononçait dans un japonais douteux. À la deuxième répétition, elle comprit enfin.
« Nous traversons actuellement une zone de turbulences. Tous les passagers sont priés de retourner à leurs sièges et d’attacher leurs ceintures. »
Satsuki transpirait. Il faisait horriblement chaud. Elle avait l’impression d’être en train de cuire à la vapeur. Son corps était brûlant, le contact de son soutien-gorge et de ses bas nylon sur sa peau était à peine supportable. Elle avait envie de les enlever et de les jeter pour être enfin délivrée de cette sensation. Elle leva la tête, jeta un coup d’œil autour d’elle : apparemment, elle était la seule à souffrir ainsi de la chaleur. Les autres passagers de la classe affaires dormaient, une couverture sur les épaules, recroquevillés sur eux-mêmes pour échapper à l’air frais de la climatisation au-dessus de leur tête. Il devait s’agir de bouffées de chaleur. Satsuki se mordit les lèvres. « En concentrant mes pensées sur autre chose, se dit-elle, je parviendrai peut-être à oublier à quel point je suffoque. » Elle rouvrit le livre qu’elle lisait un moment plus tôt, se replongea dedans. Mais, bien entendu, il était impossible d’oublier une canicule aussi extraordinaire. Et il restait encore pas mal de temps avant l’atterrissage à Bangkok. Elle demanda de l’eau à une hôtesse qui passait dans la travée, puis elle sortit une boîte à pilules de son sac, avala un des comprimés hormonaux qu’elle avait oublié de prendre.
Une fois de plus, elle songea que les problèmes de la ménopause devaient être un avertissement plein d’ironie (ou de pure méchanceté) que Dieu envoyait à l’orgueilleuse espèce humaine qui prétendait prolonger sa vie en pure perte. Jusqu’à il y a un siècle, l’espérance de vie moyenne d’un humain n’atteignait même pas cinquante ans, et les femmes qui vivaient encore vingt ou trente années après la disparition de leurs cycles étaient des cas exceptionnels. La difficulté de continuer à vivre avec des tissus pour lesquels les ovaires ou la thyroïde avaient cessé de sécréter le taux nécessaire d’hormones, ou encore l’incidence possible de la baisse du taux d’œstrogène après la ménopause sur le déclenchement de la maladie d’Alzheimer n’étaient pas des problèmes d’une importance primordiale pour la majorité des gens. Pour la plus grande part de l’humanité, il y avait bien plus urgence et matière à débattre dans la question Comment assurer sa subsistance quotidienne ? Vus ainsi, finalement, les progrès de la médecine ne consistaient-ils pas simplement à mettre en évidence, subdiviser et compliquer encore davantage les problèmes auxquels l’espèce humaine était confrontée ?
Un peu plus tard, le steward diffusa une nouvelle annonce. En anglais cette fois : « Y a-t-il un médecin parmi les passagers ? Si vous êtes médecin, merci de bien vouloir vous rendre immédiatement dans la cabine de l’équipage. »
Y avait-il un malade à bord de l’avion ? Satsuki fut sur le point de répondre à l’appel mais, après un instant de réflexion, elle préféra renoncer. Il lui était déjà arrivé deux fois dans le passé de dire qu’elle était médecin dans ce genre de circonstances, et, les deux fois, elle s’était retrouvée nez à nez avec des confrères généralistes voyageant dans le même avion. Ces médecins habitués aux consultations faisaient preuve d’un calme pareil à celui des généraux d’antan qui dirigeaient le combat en première ligne, et semblaient avoir le pouvoir de faire la différence au premier coup d’œil entre les généralistes comme eux et les médecins pathologistes spécialisés sans aucune expérience du front comme Satsuki.
— Ne vous inquiétez pas, je crois que je peux me débrouiller tout seul. Reposez-vous donc tranquillement, professeur, avaient-ils dit à Satsuki avec un sourire paisible.
Elle avait grommelé une excuse niaise et leur avait cédé la place. Une fois revenue à son siège, elle avait regardé la suite du film, un film nul, bien entendu. « Mais peut-être que, dans cet avion-ci, il n’y a personne en dehors de moi qui soit qualifié pour donner des soins à un malade. Ou peut-être qu’il s’agit d’un patient avec un problème de système immunitaire thyroïdien. Et si c’est le cas – ce n’est guère probable, mais sait-on jamais ? – même quelqu’un comme moi pourrai être utile... » Satsuki poussa un soupir et appuya sur la sonnette à côté de son siège pour appeler une hôtesse.
La conférence mondiale sur la thyroïde s’était déroulée quatre jours durant à l’hôtel Mariott à Bangkok. Cela ressemblait plus à une réunion de famille qu’à une conférence mondiale. Tous les participants étaient des spécialistes des maladies thyroïdiennes et se connaissaient. Dans les rares cas contraires, on les présentait aussitôt. C’était un tout petit monde. Dans la journée, il y avait des communications de recherches, des débats, et le soir, de petites fêtes privées ici et là Les amis intimes se retrouvaient, de vieilles amitiés se renouaient. On buvait du vin australien, on parlait de problèmes de thyroïde, on échangeait les derniers potins : à voix basse, ou des informations sur les postes de spécialistes disponibles. On lançait des plaisanteries graveleuses de carabin, on chantait Surfer Girl des Beach Boys, dans des bars de karaoké.
Pendant tout son séjour à Bangkok, Satsuki se déplaça principalement en compagnie d’un groupe d’amis de l’époque de Detroit. C’était avec eux qu’elle se sentait le plus à l’aise. Elle avait été rattachée pendant près de dix ans au CHU de Detroit et y avait poursuivi ses recherches sur la fonction immunitaire de la glande thyroïde. Cependant, au cours de ce séjour, les relations avec son mari américain, qui travaillait comme analyste à la Bourse, s’étaient détériorées. Sa dépendance à l’alcool s’aggravait d’année en année, et, en outre, il avait une maîtresse à Detroit. Une femme que Satsuki connaissait bien. Ils se mirent à résider séparément et, pendant une année, se livrèrent à un violent échange de reproches, par avocats interposés.
— L’élément le plus décisif pour moi, affirma son mari, c’est que tu n’as jamais voulu avoir d’enfant.
Trois ans plus tôt, ils étaient enfin parvenus à se mettre d’accord sur les modalités de divorce mais, à peine quelques mois plus tard, survint un incident malheureux : quelqu’un démolit les vitres et les phares de la Honda Accord de Satsuki, garée dans le parking du CHU, et écrivit sur le capot à la peinture blanche : JAP CAR. Satsuki appela la police. Le grand policier noir envoyé sur place pour prendre note de sa déposition eut ce commentaire malheureux :
— Docteur, ici, on est à Detroit. La prochaine fois, achetez-vous une Ford Taurus.
Cet incident dégoûta définitivement Satsuki de vivre aux États-Unis. Elle décida de rentrer au Japon. Elle trouva même un poste dans un CHU de Tokyo.
— Vous ne pouvez pas faire ça maintenant, juste au moment où nos recherches vont porter leurs fruits, après toutes ces longues années, lui dit un collègue indien qui tentait de la faire revenir sur sa décision. Si nous réussissons maintenant, même le prix Nobel ne sera plus un rêve inaccessible.
Mais rien n’aurait pu empêcher Satsuki de retourner au Japon. Quelque chose en elle était cassé.
Une fois la conférence finie, Satsuki resta seule à Bangkok. Elle avait réussi à programmer ses congés juste après la conférence et annonça à tous ses collègues qu’elle comptait se reposer une semaine dans une station touristique proche de Bangkok. Elle lirait, nagerait, boirait des cocktails glacés au bord de la piscine. Les avis furent unanimes : c’était une excellente idée.
— Il faut parfois prendre le temps de souffler dans la vie. C’est bon même pour la thyroïde, lui dit-on.
Elle échangea des poignées de main avec ses amis, les serra dans ses bras, ils se séparèrent tous en promettant de se revoir bientôt.
Le lendemain matin, à la première heure, la limousine que Satsuki avait commandée s’arrêtait devant l’hôtel pour venir la chercher. C’était une Mercedes bleu marine de forme classique, à la carrosserie parfaitement astiquée, belle comme un joyau, impeccable à l’intérieur également. Elle était bien plus belle qu’une voiture neuve. On aurait dit un fantasme issu d’une imagination complètement hors de la réalité. Le chauffeur, un Thaï émacié qui faisait également office de guide, devait avoir soixante ans passés. Il portait une chemisette blanche amidonnée à manches courtes, une cravate de soie noire, et des lunettes noires très sombres. Il avait le teint hâlé, un port de tête altier, le cou allongé. Pour saluer Satsuki, il se tint debout devant elle, mains jointes sur la poitrine, et inclina légèrement la tête à la mode japonaise.
— Appelez-moi Nimit. Je vous accompagnerai pendant toute cette semaine, docteur.
Satsuki n’avait pas la moindre idée si Nimit était son nom de famille ou son prénom. Nimit, en tout cas, parlait un anglais extrêmement courtois et facile à comprendre. Il n’avait ni la vulgarité de l’accent américain, ni les intonations hautaines des Anglais. Peut-être n’avait-il pas d’accent du tout, en fait. Il semblait à Satsuki qu’elle avait déjà entendu parler anglais de cette façon quelque part, mais elle ne parvenait pas à se rappeler où.
— Enchantée, dit Satsuki.
Ils traversèrent Bangkok et sa chaleur étouffante, son vacarme incessant, son air pollué, sa circulation intense. Au milieu des files de voitures bloquées dans les embouteillages, les gens s’énervaient, s’insultaient, les klaxons déchiraient l’air comme des sirènes d’alarme annonçant une attaque aérienne. Pour couronner le tout, des éléphants marchaient au milieu de la rue. Et pas seulement un ou deux. Que pouvaient bien faire autant d’éléphants dans cette ville ? demanda Satsuki à Nimit.
— Ce sont les gens de la campagne qui amènent des éléphants à Bangkok, expliqua poliment ce dernier. À l’origine, ces animaux étaient utilisés pour les travaux forestiers. Mais comme on ne peut pas vivre correctement de l’abattage du bois, ceux qui possèdent des éléphants leur apprennent des tours et les amènent à Bangkok dans l’intention de gagner de l’argent en les montrant aux touristes étrangers. C’est pour cette raison que les éléphants sont devenus si nombreux en ville. Cela pose de gros problèmes aux habitants de Bangkok. Il arrive que les éléphants s’emballent quand ils sont effrayés, et ils ont déjà écrasé un certain nombre de voitures. Bien sûr, la police intervient dans ces cas-là, mais les autorités ne peuvent pas enlever un éléphant à son propriétaire, car il n’y a aucun endroit où les mettre, et le fourrage revient ridiculement cher. Alors on laisse les choses en l’état, que voulez-vous ?
La voiture finit par quitter Bangkok et s’engagea sur l’autoroute en direction du nord. Nimit sortit une cassette de la boîte à gants, la mit dans l’autoradio, à faible volume. C’était du jazz. Satsuki reconnut une mélodie qui la rendit nostalgique.
— Pourriez-vous monter un peu le son ? demandat-elle.
— À votre service, répondit Nimit, et il augmenta aussitôt le volume.
Le morceau s’appelait I Can’t Get Started. Satsuki reconnut l’orchestre : celui-là même qu’elle écoutait autrefois.
— Howard McGhee à la trompette, Lester Young au saxophone ténor, murmura-t-elle comme pour elle-même. L’Orchestre JATP.
Nimit lui jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
— Oh, je vois que vous vous y connaissez en jazz, docteur. Vous aimez cette musique ?
— Mon père était un passionné de jazz. Il m’en faisait souvent écouter quand j’étais enfant. Il remettait plusieurs fois le même morceau, jusqu’à ce que je mémorise le nom des musiciens. Si je le répétais correctement, il me donnait un bonbon. Voilà pourquoi je m’en souviens encore aujourd’hui. Mais je ne connais pas les nouveaux jazzmen, je ne connais que les vieux. Lionel Hampton, Bud Powell, Earl Hines, Harry Edison, Buck Clayton...
— Moi aussi, je n’écoute que ces vieux musiciens de jazz. Quel métier faisait votre père, docteur ?
— Il était médecin, comme moi. Pédiatre. Mais il est mort peu après que je sois entrée à l’université.
— Je suis désolé, dit Nimit. Écoutez-vous du jazz aujourd’hui encore, docteur ?
Satsuki secoua la tête.
— Non, cela fait longtemps que je n’en ai pas vraiment écouté. Mon ex-mari détestait le jazz. La seule musique qu’il écoutait, c’était l’opéra. Nous avions une splendide installation stéréo à la maison, mais dès que je mettais autre chose que de l’opéra, il faisait ostensiblement la tête. Les fous d’opéra sont les gens les plus étroits d’esprit que je connaisse. Maintenant, je ne vis plus avec lui, mais je crois que si je ne devais plus jamais écouter d’opéra de ma vie, je n’en serais pas particulièrement chagrinée.
Nimit hocha légèrement la tête mais n’ajouta rien. Il se concentra sur la route devant lui, tenant légèrement le volant de la Mercedes. Il avait une très belle façon de conduire. Il posait toujours les doigts au même endroit sur le volant, bougeait ses mains avec naturel pour changer de vitesse, toujours suivant le même angle. L’autoradio jouait maintenant I’ll Remember April d’Erroll Garner, un autre morceau qui rappelait des souvenirs nostalgiques à Satsuki. Concert by the Sea de Garner était un des disques préférés de son père. Elle ferma les yeux, s’immergea dans ses souvenirs. Jusqu’à la mort de son père, atteint d’un cancer, tout s’était bien déroulé dans sa vie. Il ne lui était jamais rien arrivé de mal. Et puis, brusquement, la scène avait été plongée dans la pénombre. À peine avait-elle eu le temps de se rendre compte que son père ne serait plus jamais là, que tout dans sa vie s’était mis à aller de travers. Comme si le scénario avait soudain complètement changé. Un mois après la mort de son père, sa mère avait tout vendu, la collection de disques, la magnifique chaîne stéréo...
— De quelle région du Japon êtes-vous originaire, docteur ?
— De Kyoto.
— Mais je n’y ai vécu que jusqu’à mes dix-huit ans, et je n’y suis jamais retournée depuis.
— Kyoto, c’est tout près de Kobe, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas très éloigné, mais pas tout à fait à côté non plus. En tout cas, le tremblement de terre n’a pas fait de dégâts jusque-là, semble-t-il.
Nimit changea de file et doubla à la suite plusieurs gros camions qui transportaient du bétail.
— Tant mieux. Beaucoup de gens sont morts le mois dernier à Kobe. Je l’ai vu aux informations. C’est très triste. Il n’y avait personne faisant partie de vos relations à Kobe, docteur ?
— Non, je ne connais personne qui habite Kobe, je crois, répondit Satsuki. Mais elle savait que ce n’était pas vrai. Il y avait cet homme, qui habitait Kobe.
Nimit se tut un moment. Puis il tourna un peu la tête vers Satsuki et dit :
— Tout de même, les tremblements de terre, c’est étrange. Nous sommes convaincus, intellectuellement, que le sol sous nos pieds est dur et stable. On dit même « il a les pieds sur terre », pour parler d’une personne solide. Et pourtant un beau jour, soudain, on comprend que tout ça est faux : la terre, les rochers, qui devraient être stables, se tordent dans tous les sens comme du liquide. C’est ce que j’ai entendu dire à la télévision. « Phénomène de liquéfaction « ? C’est bien comme ça qu’on dit ? En Thaïlande, heureusement, il n’y a jamais de gros tremblements de terre.
Satsuki s’adossa à son siège, ferma les yeux. Puis elle se concentra en silence sur la musique d’Erroll Garner. « Ça serait pourtant bien qu’il finisse écrasé comme une crêpe sous quelque chose de bien lourd et bien dur, songea-t-elle, ou encore qu’il ait été avalé par la terre liquéfiée. C’est exactement ce que j’ai souhaité, pendant si longtemps. »
La limousine conduite par Nimit arriva à trois heures de l’après-midi à la destination prévue. À midi, il avait fait une pause sur une aire d’autoroute. Satsuki avait bu un café farineux à la cafétéria, mangé la moitié d’un beignet écœurant. L’endroit qu’elle avait choisi pour passer sa semaine de vacances était un grand hôtel de luxe à la montagne. Des bâtiments alignés côte à côte surplombaient un torrent coulant dans un vallon aux pentes couvertes de magnifiques fleurs sauvages aux couleurs vives. Des oiseaux sautaient de branche en branche avec des pépiements aigus. La chambre préparée pour Satsuki était un bungalow indépendant, avec une salle de bains vaste et claire, un élégant lit à baldaquin. Le service fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et dans le hall de l’hôtel il y avait une bibliothèque où l’on pouvait emprunter livres, CD et cassettes. L’ensemble, immaculé, avait visiblement coûté beaucoup d’argent, et on n’avait lésiné sur aucun détail.
— Ce long transfert a dû vous fatiguer. Reposez-vous tranquillement, docteur, dit Nimit. Je viendrai vous chercher demain à dix heures pour vous emmener à la piscine. Prenez juste une serviette et un maillot de bain.
— À la piscine ? Mais il y en a une grande dans cet hôtel, non ? C’est ce qu’on m’a dit, en tout cas.
— Il y a beaucoup de monde à la piscine de l’hôtel. M. Rapaport m’a dit que vous pratiquiez la nage comme un sport sérieux, aussi j’ai cherché dans les environs une piscine où vous pourriez faire des longueurs. L’entrée est payante, mais ce n’est pas très cher, et je suis sûr que l’endroit vous plaira.
John Rapaport était un ami américain de Satsuki, il s’était occupé de tous les arrangements de son séjour en Thaïlande. Il avait roulé sa bosse dans le Sud-Est asiatique en tant qu’envoyé spécial d’un quotidien américain, depuis les débuts de l’arrivée au pouvoir des Khmers rouges, et connaissait beaucoup de monde, même en Thaïlande. C’est lui qui avait recommandé Nimit à Satsuki, comme chauffeur et comme guide. « Tu n’auras à t’occuper de rien. Si tu laisses Nimit diriger les opérations sans rien dire, tout se passera merveilleusement bien. C’est un sacré personnage, ce Nimit, tu sais », avait dit Rapaport sur un ton badin.
— Très bien, dit Satsuki à son guide, je me fie à vous, alors.
— À demain, dix heures.
Satsuki défit ses bagages, rangea ses robes et ses jupes sur des cintres pour les défroisser, puis se mit en maillot de bain et se rendit à la piscine. Nimit avait raison : on ne pouvait pas nager sérieusement dans un bassin pareil. Il était en forme de poire, avec une magnifique cascade au milieu, et des enfants qui jouaient au ballon dans la partie réservée au petit bain. Renonçant à nager, Satsuki s’allongea sous un parasol, commanda un Tio Pepe coupé au Perrier, et se plongea dans le dernier roman de John Le Carré qu’elle venait de commencer. Quand elle fut fatiguée de lire, elle se couvrit le visage de son chapeau et dormit un peu. Elle rêva d’un lapin. Un rêve très bref. Un lapin tremblait au milieu d’une cabane entourée de grillage. C’était en pleine nuit et le lapin avait peur, pressentant un événement terrible. Au début, Satsuki observait le lapin de l’extérieur mais elle se rendit compte soudain qu’elle était elle-même devenue cet animal. Dans les ténèbres, elle reconnut vaguement la forme de cette chose terrible qui allait se produire. Elle se réveilla avec un arrière-goût désagréable dans la bouche.
Elle savait qu’il habitait Kobe. Elle connaissait même son adresse et son numéro de téléphone. Jamais elle ne l’avait perdu de vue. Juste après le tremblement de terre, elle avait essayé d’appeler chez lui mais, naturellement, toutes les lignes étaient coupées. Elle espéra de tout cœur que sa maison était écrabouillée sous les décombres. Que lui et tout le reste de la famille erraient sur les routes, complètement démunis. « Ce ne serait que justice, si on songe au cataclysme que tu as apporté dans ma vie, et à ce que tu as fait aux enfants que j’aurais dû mettre au monde... »
La piscine que Nimit avait trouvée était située à une demi-heure de voiture de l’hôtel. Il fallait traverser une montagne et se rendre dans la vallée voisine. Près du sommet de la montagne il y avait une forêt où vivaient de nombreux singes. Ces singes à la fourrure grise, assis côte à côte au beau milieu de la route, regardèrent passer la voiture avec des yeux perçants de diseurs de bonne aventure.
La piscine était située au milieu d’un vaste terrain un peu énigmatique entouré d’une haute enceinte, dont un lourd portail d’acier protégeait l’entrée. Nimit baissa sa vitre et salua le gardien, qui lui ouvrit aussitôt sans un mot. Ils suivirent une allée couverte de gravier et parvinrent devant un vieux bâtiment de pierre à un étage, à l’arrière duquel se trouvait la piscine. C’était un bassin traditionnel rectangulaire de vingt-cinq mètres, divisé en trois couloirs, un peu délabré, mais avec une eau magnifique, qu’aucun nageur ne troublait. On ne voyait pas non plus âme qui vive dans le parc arboré qui l’entourait, ni sur les quelques vieilles chaises longues alignées sur la pelouse au bord de la piscine. Ces lieux respiraient un calme extraordinaire, on n’y sentait pas trace de présence humaine.
— Cela vous plaît ? demanda Nimit.
— C’est splendide, répondit Satsuki. L’endroit appartient à un club de sport ?
— En quelque sorte. Mais les circonstances ont fait que pratiquement personne ne l’utilise plus aujourd’hui. Par conséquent, vous pouvez nager seule aussi longtemps qu’il vous plaira. J’ai tout arrangé.
— Merci beaucoup. Vous êtes vraiment efficace.
— C’est tout naturel, répondit Nimit en s’inclinant d’un air inexpressif.
Il avait vraiment des manières surannées.
— Le petit bungalow là-bas sert de vestiaire, et vous y trouverez également des toilettes et une douche, que vous pouvez utiliser librement. Je vous attendrai près de la voiture, vous n’aurez qu’à m’appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit.
Satsuki adorait la natation depuis son plus jeune âge et allait à la piscine de son club de gym chaque fois que son emploi du temps le lui permettait. Elle avait appris à nager correctement avec un entraîneur. C’était la seule activité qui lui permettait de chasser de son esprit les nombreux souvenirs déplaisants qu’il contenait, et quand elle nageait longtemps elle se sentait libre comme un oiseau dans le ciel. Grâce à cet exercice pratiqué régulièrement, elle n’avait jamais été malade, n’avait jamais dû s’aliter et se sentait toujours en forme. Elle n’avait pas non plus de graisse superflue. Naturellement, son corps n’était plus aussi ferme que quand elle était jeune, et, sur les hanches particulièrement, des bourrelets commençaient à faire leur apparition, sans qu’elle pût rien faire pour l’empêcher. Cependant, elle n’était pas trop enveloppée. De toute façon, elle n’avait pas l’intention de devenir mannequin, et il y avait des limites à tout. Elle paraissait cinq ans de moins que son âge et estimait que c’était déjà un exploit en soi.
À midi, Nimit lui apporta du thé glacé et des sandwiches sur un plateau d’argent. Des canapés aux crudités et au fromage, joliment découpés en triangle.
— C’est vous qui les avez préparés ? demanda Satsuki, surprise.
L’expression de Nimit s’altéra légèrement à cette question.
— Non, docteur, malheureusement je ne sais pas cuisiner. Je les ai commandés.
« À qui ? » faillit demander Satsuki, puis elle se rappela ce qu’avait dit Rapaport : si tu laisses Nimit diriger les opérations sans rien dire, tout se passera merveilleusement bien.
Les sandwiches étaient délicieux. Après avoir mangé, Satsuki se reposa un moment, en écoutant, sur le baladeur qu’elle avait spécialement apporté pour l’occasion, une cassette du Benny Goodman Sextet empruntée à Nimit, et en lisant la suite de son roman. L’après-midi, elle nagea à nouveau, et à trois heures ils reprirent le chemin de l’hôtel.
Le même programme se répéta les cinq jours suivants. Satsuki nageait tout son content, mangeait des sandwiches au fromage et aux crudités, écoutait de la musique, lisait. En dehors de la piscine, elle n’allait nulle part. Tout ce à quoi elle aspirait, c’était un repos complet et, surtout, faire le vide dans ses pensées.
Personne d’autre qu’elle ne venait nager. Ce bassin situé dans les montagnes était peut-être alimenté par des nappes souterraines ? L’eau était si fraîche que Satsuki en avait la respiration coupée quand elle commençait à nager, puis, au bout de quelques allers et retours, son corps se réchauffait et la température devenait parfaite. Quand elle était fatiguée de nager le crawl, elle enlevait ses lunettes et nageait sur le dos. Des nuages blancs flottaient dans le ciel, traversé par des oiseaux et des libellules. « Si seulement je pouvais continuer à faire ça toute ma vie », songeait Satsuki.
— Où avez-vous appris l’anglais, Nimit ? demanda un jour Satsuki sur le chemin du retour.
— J’ai travaillé comme chauffeur à Bangkok pendant trente-trois ans pour un joaillier norvégien, et j’ai toujours parlé anglais avec lui.
— Je vois, dit Satsuki.
Et, à la réflexion, il était vrai que Nimit parlait anglais exactement avec le même accent qu’un collègue danois qu’elle avait eu à l’hôpital de Baltimore. La grammaire était précise, l’accent très peu prononcé, il n’employait jamais d’argot. C’était un anglais facile à comprendre, pur, mais manquant légèrement d’attrait. « Tout de même, songea-t-elle, c’est étrange de devoir venir en Thaïlande pour entendre parler anglais avec l’accent scandinave. »
— Cet homme était grand amateur de jazz, et il ne se déplaçait jamais en voiture sans ses cassettes. C’est ainsi que je me suis familiarisé tout naturellement avec le jazz. Quand mon patron est mort, il y a trois ans, j’ai hérité de sa voiture et de toute la musique à l’intérieur. C’est une de ses cassettes que vous écoutez en ce moment.
— C’est après le décès de votre patron que vous êtes devenu indépendant et vous êtes mis à exercer cette profession de guide-chauffeur pour les touristes, n’est-ce pas ?
— Exactement, répondit Nimit. Il y a beaucoup de guides-chauffeurs en Thaïlande, mais je suis un des rares à posséder une Mercedes !
— Votre patron devait avoir une grande confiance en vous.
Nimit resta silencieux un long moment. Il semblait hésiter sur la manière de répondre à cette remarque. Il déclara finalement :
— Vous savez, docteur, je suis célibataire. Je ne me suis jamais marié. Autrement dit, j’ai vécu dans l’ombre de cet homme pendant trente ans. Je l’ai accompagné partout où il allait, je l’ai aidé dans toutes ses activités. J’étais devenu une partie de lui, en quelque sorte. Quand on mène longtemps ce genre de vie, on finit par ne plus savoir ce que l’on désire réellement soi-même.
Nimit augmenta un peu le volume de la stéréo. Un saxophone ténor au son rauque poursuivait son solo.
— Tenez, cette musique, par exemple. Il me disait « Écoute bien cette musique, Nimit. Il faut suivre attentivement une par une chaque ligne d’improvisation de Coleman Hawkins. Tends bien l’oreille à ce qu’il essaie de nous dire à travers ces sons. C’est l’histoire d’une âme libre qui essaie de s’échapper de sa poitrine. Cette âme, elle existe en moi aussi, et en toi. Écoute, et tu pourras entendre son écho. Un souffle chaud, un cœur qui palpite. » Et moi, j’écoutais encore et encore cette musique, je tendais l’oreille, et j’arrivais à entendre l’écho de l’âme qui s’exprimait à travers les notes. Mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment mes oreilles à moi qui l’aient entendu. Quand on vit longtemps auprès d’une personne, qu’on obéit à ses ordres, on finit en un sens par être soudé jusqu’à ne plus faire qu’un avec elle. Comprenez-vous ce que je veux dire, docteur ?
— Je crois, répondit Satsuki.
En écoutant les confidences de Nimit, il lui vint soudain à l’esprit que le lien qui unissait le chauffeur thaï à son patron norvégien était peut-être de nature homosexuelle. Naturellement, ce n’était qu’une supposition intuitive, sans plus. Cela n’avait aucun fondement. Mais il semblait à Satsuki que sous cette optique elle pouvait mieux comprendre ce que voulait dire Nimit.
— Pourtant, je n’ai aucun regret, poursuivit ce dernier. Si on me donnait ma vie à refaire depuis le début, je recommencerais la même chose. Exactement la même chose. Et vous, docteur, que feriez-vous ?
— Je ne sais pas, Nimit, dit Satsuki. Je n’en ai pas la moindre idée.
Nimit n’ajouta rien. Ils traversèrent la montagne aux singes gris et rentrèrent à l’hôtel.
Le lendemain, c’était le dernier jour avant le départ de Satsuki, et, en rentrant de la piscine, Nimit fit un détour par un village des environs.
— Docteur, j’ai une demande à vous faire, avait-il dit en regardant sa cliente dans le rétroviseur, une demande personnelle.
— De quoi peut-il bien s’agir ?
— Acceptez-vous de m’accorder une heure de votre temps ? Il y a un endroit que j’aimerais vous faire visiter.
— Si vous voulez, répondit Satsuki.
Elle ne demanda même pas de quel endroit il s’agissait. Depuis un moment déjà, elle avait décidé de confier à Nimit le soin de tout organiser.
La femme qu’il l’emmena voir vivait dans une petite cabane tout au bout du village, un peu à l’écart. C’était un village pauvre, une maison pauvre. Des rizières emplies d’eau s’étageaient en terrasses le long des pentes, des buffles maigres, au cuir sale, erraient ici et là. La route était pleine de flaques d’eau, l’air était imprégné d’une odeur de bouse. Un chien au sexe pendant traversa la route, une moto de cinquante centimètres cubes les dépassa en pétaradant et en soulevant des gerbes de boue. Des enfants presque nus regardaient passer la Mercedes, alignés sur le bord de la route. Satsuki s’étonnait qu’il ait pu y avoir un village d’une telle pauvreté si près de l’hôtel de luxe où elle logeait et qu’elle ne s’en soit pas aperçue jusqu’alors.
La femme était vieille, elle devait avoir près de quatre-vingts ans. Sa peau était noircie et fripée comme un vieux parchemin, tout son corps était raviné de rides profondes. Elle marchait courbée en deux, et était vêtue d’une robe à motif fleuri qui n’était pas à sa taille et qui semblait pendre autour d’elle. En la voyant, Nimit joignit respectueusement les deux mains, et la vieille lui rendit un salut identique.
Satsuki s’assit en face d’elle de l’autre côté de la table, Nimit près d’elle. Les deux Thaïs commencèrent par parler un moment tous les deux. La vieille avait une voix dynamique pour son âge, et apparemment elle possédait encore la plupart de ses dents. Au bout d’un moment, elle se pencha profondément en avant pour fixer Satsuki dans les yeux. Elle avait un regard perçant, qui ne cillait pas, sous l’emprise duquel Satsuki se sentit devenir nerveuse comme un petit animal pris au piège dans une pièce étroite et aux issues bouchées. Elle se rendit compte qu’elle suait de tous ses pores. Son visage était en feu, sa respiration saccadée, elle avait envie de sortir une pilule hormonale de son sac et de l’avaler sur le-champ. Mais elle n’avait pas d’eau. Elle avait laissé la bouteille d’eau minérale dans la voiture.
— Posez les deux mains sur la table, dit Nimit.
Satsuki obtempéra. La vieille femme tendit le bras, saisit la main droite de Satsuki dans la sienne, petite et forte, et ne la lâcha plus. Elle resta ainsi sans rien dire pendant une dizaine de minutes (du moins est-ce l’impression qu’eut Satsuki, en réalité, cela ne dura peut-être pas plus de deux ou trois minutes), les yeux au fond des siens. Satsuki lui rendait son regard. Elle se sentait vidée de ses forces, et épongeait de temps en temps la sueur de son visage avec le mouchoir qu’elle tenait dans sa main gauche. Au bout d’un moment, la vieille femme poussa un profond soupir et relâcha la main de Satsuki. Puis elle se tourna vers Nimit et lui parla longuement en thaï. Nimit traduisit ensuite en anglais :
— Elle dit qu’il y a une pierre au fond de votre corps. Une pierre blanche et dure. De la taille d’un poing d’enfant. Elle ne sait pas d’où elle vient.
— Une pierre ? répéta Satsuki.
— Il y a des caractères inscrits dessus, mais comme c’est en japonais, elle ne peut pas les déchiffrer. Il y a quelque chose d’écrit en noir, à l’encre de Chine, en tout petits caractères. C’est une pierre assez ancienne, vous avez dû vivre de longues années en la portant en vous. Il faut que vous jetiez cette pierre quelque part. Sinon, quand vous serez morte et qu’on vous aura incinérée, la pierre demeurera.
La vieille femme se tourna cette fois vers Satsuki et parla à nouveau un moment en thaï, lentement. À l’écho de sa voix, Satsuki comprenait qu’elle disait quelque chose d’important. À nouveau, Nimit traduisit :
— Bientôt, vous allez rêver d’un grand serpent. Il sortira lentement d’un trou dans un mur. Un serpent vert, couvert d’écailles. Quand il sera à un mètre de vous environ, il faudra le saisir par le cou. Surtout, tenez-le fermement et ne le lâchez pas. Au premier coup d’œil, il sera effrayant mais ce n’est pas un serpent néfaste, il n’apportera aucun mal, aussi, il ne faut pas en avoir peur. Tenez-le fermement des deux mains. Tenez-le de toutes vos forces, en pensant que c’est votre vie même. Tenez-le ainsi jusqu’à ce que vous vous réveilliez. C’est ce serpent qui avalera la pierre qui est en vous. Vous avez compris ?
— Mais, que... ?
— Répondez seulement : « J’ai compris », intima Nimit d’une voix grave.
— Bien, j’ai compris, dit Satsuki.
La vieille femme hocha paisiblement la tête, puis elle dit encore quelques phrases qui s’adressaient à Satsuki.
— L’homme n’est pas mort, traduisit Nimit. Il n’a pas eu une seule blessure. Ce n’est peut-être pas ce que vous souhaitiez, mais c’est une chance pour vous. Remerciez le ciel pour votre chance.
La vieille femme ajouta quelques brèves syllabes.
— C’est fini, dit Nimit. Rentrons à l’hôtel.
— C’est une sorte de voyante ? demanda Satsuki à Nimit une fois dans la voiture.
— Pas exactement, docteur. Elle soigne le cœur des gens, tout comme vous soignez leurs corps. Et en outre, elle prédit les rêves.
— Dans ce cas, j’aurais dû lui laisser de l’argent pour la remercier. J’ai complètement oublié, c’était tellement soudain, et j’étais si surprise de ce qu’elle m’a dit !
Nimit négocia un virage en épingle à cheveux en tournant le volant avec sa précision habituelle, puis répondit :
— Je lui ai laissé de l’argent. Ce n’est pas un montant très important, ne vous faites pas de souci. Prenez cela comme une petite marque de sympathie de ma part, un geste personnel.
— Emmenez-vous tous vos clients chez cette femme ?
— Pas du tout, docteur, vous êtes la seule.
— Mais pourquoi ?
— Vous êtes une belle personne, docteur. Lucide, forte. Mais on dirait que vous traînez toujours votre cœur après vous. Désormais, il faut que vous vous prépariez à mourir en paix. À l’avenir, si vous consacrez toutes vos forces uniquement à vivre, vous ne pourrez pas mourir comme il faut le moment venu. Il faut changer la direction petit à petit. Vivre et mourir ont une importance égale en un sens, vous savez, docteur...
— Dites, Nimit... fit Satsuki en enlevant ses lunettes de soleil et en se penchant en avant.
— Docteur ?
— Vous, vous êtes préparé à mourir en paix ?
— Moi, je suis déjà à demi mort, docteur, répondit Nimit comme s’il énonçait une évidence.
Cette nuit-là, Satsuki pleura dans son grand lit bien propre. Elle reconnut qu’elle devait désormais se préparer à aller petit à petit vers la mort. Elle reconnut qu’elle avait une pierre blanche et dure au fond d’elle-même. Elle reconnut qu’un serpent aux écailles vertes l’attendait quelque part, tapi dans les ténèbres. Elle pensa à l’enfant qui n’était pas né. Elle avait détruit cet enfant, l’avait jeté dans un puits sans fond. Et pendant trente ans, elle avait haï cet homme. Elle avait souhaité qu’il meure dans d’atroces souffrances. Elle avait même espéré du fond du cœur que survienne pour cela un tremblement de terre. En un sens, c’était elle-même qui avait provoqué ce séisme sur Kobe. « Cet homme a changé mon cœur en pierre, mon corps en pierre. » Au loin, dans les montagnes, les singes gris la contemplaient en silence. Vivre et mourir ont une importance égale en un sens, docteur...
Après avoir enregistré ses bagages au comptoir de l’aéroport, Satsuki tendit à Nimit une enveloppe contenant un billet de cent dollars.
— Merci pour tout, dit-elle. Grâce à vous, j’ai pu passer des vacances très agréables. Voici un petit cadeau de ma part.
— Je vous remercie de votre gentillesse, docteur, dit Nimit en acceptant l’enveloppe.
— Dites, Nimit, avez-vous le temps de boire un café avec moi quelque part ?
— Avec plaisir.
Tous deux entrèrent à la cafétéria, commandèrent deux cafés. Satsuki le prit noir, Nimit ajouta une grande quantité de crème au sien. Satsuki fit longuement tourner sa tasse sur la soucoupe. Elle finit par se lancer et se tourna vers Nimit :
— À vrai dire, commença-t-elle, j’ai un secret que je n’ai jamais avoué à personne jusqu’ici. J’ai vécu en le gardant seule. Mais aujourd’hui, je voudrais vous le confier. C’est sans doute parce que je ne vous reverrai probablement jamais. Mon père est mort soudainement alors que j’étais encore jeune, et ma mère, sans m’en dire un mot, a aussitôt...
Nimit tendit ses deux paumes vers Satsuki, puis secoua la tête plusieurs fois :
— Docteur, je vous en prie, ne m’en dites pas davantage. Attendez le rêve, comme vous l’a dit la femme au village. Je comprends ce que vous ressentez, mais quand on met les émotions en mots, elles deviennent des mensonges.
Satsuki ravala ses confidences, ferma les yeux en silence. Elle inspira profondément, expira de même.
— Attendez le rêve, docteur, répéta gentiment Nimit comme pour la persuader. La patience est nécessaire pour le moment. Abandonnez les mots. Les mots se transforment en pierres.
Il tendit la main, prit tranquillement celle de Satsuki dans la sienne. Le contact de sa peau étonnamment lisse donnait une sensation de jeunesse. Comme si sa main avait toujours été protégée par un gant de cuir extra-fin, de qualité supérieure. Satsuki rouvrit les yeux, regarda Nimit. Il relâcha sa main, croisa les doigts sur la table.
— Mon patron norvégien était originaire de Laponie, dit-il. Vous le savez sans doute, mais la Laponie est la province la plus septentrionale de la Norvège. On y trouve beaucoup de rennes. En été, la nuit ne tombe jamais, et en hiver, il n’y a pas de jour. Il est sans doute venu en Thaïlande pour échapper aux rigueurs du climat de son pays. C’est un endroit qui est exactement à l’opposé de la Thaïlande, si l’on peut dire. Il aimait vraiment la Thaïlande et avait décidé que c’est là qu’il reposerait. Mais jusqu’au jour de sa mort, il est resté nostalgique de la ville de Laponie où il était né et avait passé son enfance. Il me parlait souvent de cette petite ville. Malgré cela, pendant trente ans, il n’est pas retourné une seule fois en Norvège. Je pense qu’il avait vécu des choses un peu particulières là-bas, c’est pour cela qu’il ne voulait pas y retourner. Lui aussi, il avait une pierre au fond de lui.
Nimit souleva sa tasse pour boire une gorgée de café, puis la reposa soigneusement sur la soucoupe sans faire de bruit.
— Il m’a parlé des ours polaires, une fois. Il m’a expliqué à quel point c’était des créatures solitaires : ils ne s’unissent qu’une fois par an. Une seule fois ! Dans leur monde, les relations de couple n’existent pas. Sur la grande terre glacée de Laponie, un ours mâle rencontre fortuitement une ourse, et ils copulent. Pas très longuement, d’ailleurs. Dès que l’acte est terminé, le mâle s’écarte rapidement de la femelle comme s’il avait peur, et s’enfuit en courant du lieu de leurs amours. Il se sauve littéralement à toutes jambes, sans se retourner une seule fois. Ensuite, il passe à nouveau une année entière dans la plus grande solitude. La communication mutuelle n’existe absolument pas chez ces animaux. Pas plus que le rapprochement des cœurs. Voilà à quoi ressemble la vie d’un ours blanc. Du moins, d’après ce que mon patron m’a raconté.
— Quelle vie étrange, en effet, dit Satsuki.
— Une vie étrange, certainement, renchérit Nimit, le visage grave. Quand mon patron m’a raconté cette histoire, je lui ai demandé : « Mais alors, dans quel but les ours polaires vivent-ils ? » Il a souri comme si j’exprimais exactement ce qu’il ressentait, et m’a répondu par une autre question : « Et nous, Nimit, nous, dans quel but vivons-nous ? »
L’avion avait décollé et le signal lumineux des ceintures de sécurité venait de s’éteindre. « Une fois de plus, je m’apprête à rentrer au Japon », songea Satsuki. Elle essaya de penser à ce qu’elle allait faire une fois de retour, puis y renonça. « Les mots se transforment en pierres », avait dit Nimit. Satsuki s’enfonça profondément dans son siège, ferma les yeux. Puis elle se remémora la couleur du ciel quand elle nageait sur le dos dans la piscine déserte de Thaïlande. Elle se rappela aussi la mélodie de Souvenirs d’avril d’Erroll Garner. « Je vais dormir un peu, se dit-elle. Oui, voilà ce que je dois faire. Dormir. Et attendre le rêve. »